Guy Lessieux, j’ai 74 ans, j’ai toujours souhaité être médecin, ça a été mon objectif depuis toujours. J’ai fait mes études à la faculté de médecine de Paris, il n’y avait qu’une seule faculté de médecine à l’époque et c’est le putsch des étudiants en 1968 qui a permis l’ouverture de plusieurs facultés.
Toute ma carrière a été faite en médecine générale. Conjointement à l’exercice libéral, j’ai été médecin de soins à la RATP et j’ai assuré pendant 20 ans les fonctions de médecin directeur du service d’hygiène de la ville de Boulogne Billancourt. A 65 ans j’ai cessé mon activité professionnelle.

Comment j’ai débuté à l’Ordre de Malte ?

Un soir de 1997, alors que j’allais faire une séance de vaccination contre la grippe, mon épouse qui était infirmière me demande si je vaccinais les sans-abris. Elle me pose une problématique que je n’imaginais pas.

J’ai pris contact avec la mairie de Boulogne Billancourt qui m’informe que l’ordre de Malte réfléchissait à la création d’une structure médicale pour les sans-abris. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler comme bénévole à l’Ordre de Malte.

SAMU social médical : 40 personnes au service des SDF

Dans la nuit du 6 au 7 février 1998, a eu lieu la première maraude médicalisée dans les Hauts de Seine.

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Montrouge 03-03-2015 : Maraude médicalisée de l'Ordre de Malte Consultation dans la rue Photo : Guy Lessieux (Médecin)

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Montrouge
03-03-2015 : Maraude médicalisée de l’Ordre de Malte
Consultation dans la rue
Photo : Guy Lessieux (Médecin)

Au début nous étions moins d’une dizaine de bénévoles (2 médecins, 2 infirmières, 1 pharmacienne, 2 assistants et 1 ou 2 conducteurs), et nous ne tournions que le mardi soir à partir de 20h30 jusqu’à parfois 5h du matin ! Nous ne pouvions pas proposer plus de sorties au vu de notre petit effectif.
Depuis le nombre de médecins et de bénévoles a augmenté régulièrement et nous pouvons assurer 2 maraudes par semaines : le mardi et jeudi soir. Actuellement nous sommes 40 bénévoles : 10 médecins, 10 infirmières, 10 conducteurs et 10 assistants.

Une pratique illégale

Le SAMU social médicalisé était, à ses débuts, une activité illégale : le Conseil de l’Ordre des Médecins interdit de faire de la « médecine foraine ». J’ai donc écrit au Président du Conseil de l’Ordre des Hauts de Seine qui a trouvé la question trop complexe pour pouvoir donner son accord. Il a transmis la demande au président du Conseil National de l’Ordre des Médecins qui a répondu immédiatement en nous approuvant à 100%. Certes la médecine foraine est interdite mais il a donné son accord au nom de la nécessité médicale.

Qu’est-ce que la médecine foraine ?

Un médecin, soit il est appelé au chevet d’un malade chez lui, soit le patient vient au cabinet. La médecine foraine, pratique interdite en France, c’est faire de la médecine dans la rue.
En maraude la réalité du terrain diffère de la théorie de la médecine : les SDF montent dans l’ambulance pour recevoir le diagnostic et les soins nécessaires uniquement quand ils le veulent bien. Mais la majorité du temps on fait diagnostics et soins sur le trottoir et c’est contre la règle théorique de l’exercice de la médecine.

Comment ça se passe sur le terrain ? Comment vous accueillent les SDF ?

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Neuilly-sur-Seine 03-03-2015 : Maraude médicalisée de l'Ordre de Malte Consultation dans la rue Photo : Yannick, dit Yann (SDF), Guy Lessieux (Médecin), Sœur Monique (Infirmière) et Eugénie (Assistante)

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Neuilly-sur-Seine
03-03-2015 : Maraude médicalisée de l’Ordre de Malte
Consultation dans la rue
Photo : Yannick, dit Yann (SDF), Guy Lessieux (Médecin), Sœur Monique (Infirmière) et Eugénie (Assistante)

La plupart du temps, très chaleureusement avec un grand sourire, ce sont des amis. On se serre souvent dans les bras. Parfois lorsqu’ils sont très alcoolisés, ils peuvent être agressifs et nous envoyer promener. L’alcool est une des pathologies les plus courantes du monde de la rue.
Nous tissons des liens avec chaque personne. Cela peut prendre du temps, mais dans l’ensemble ils attendent nos visites et sont peinés lorsqu’ils ne nous voient pas.
Un patient qui avait des lésions monstrueuses au membre inférieur droit avec un œdème et des plaies refusait totalement les soins. Au fur et à mesure, il a accepté que nous le soignons. Il refusait de monter dans l’ambulance, mais il a accepté qu’on lui fasse le pansement sur le trottoir. Les passants dans la rue sur le trottoir regardaient ça avec de grands yeux, surpris et étonnés. Cet homme c’est un miracle : on a mis 4 ans pour pouvoir le soigner et le sauver.

Comment trouves-tu les SDF ? Quel réseau te permet de pouvoir les géolocaliser ?

Les SDF sont signalés par les équipes de maraudes non médicalisé de l’Ordre de Malte, il y a 2 équipes (Rueil Malmaison et Boulogne Billancourt), mais également par le 115 ou les autres équipes de maraudes non médicalisées. Toutes les associations et institutions connaissent mes coordonnées et m’envoient les signalements.
C’est un vrai maillage : on ne peut pas travailler seul. Nous travaillons tous ensemble, en réseau. Mais nous ne fournissons aucune information médicale à nos partenaires. Le serment d’Hippocrate me lie au secret médical absolu. Je peux dire si j’ai vu X ou Y mais jamais pour quelle pathologie.

Refus de soins ?

Pour les SDF c’est comme pour toi, je ne peux pas t’obliger à te faire soigner même si je te dis que ta vie est en danger. Cependant, en psychiatrie, il y a l’Hospitalisation d’Office lorsque la personne est dangereuse pour elle ou pour autrui.  Ça m’est déjà arrivé de devoir réaliser un certificat de ce type. Cependant lorsqu’ils ressortent de l’établissement psychiatrique, généralement ils sont très mécontents, c’est un moment dur, pénible pour eux. Par sécurité pour les bénévoles et pour moi, les SDF ne savent jamais qui fait le certificat. Je suis un peu prudent !

Combien réussissent vraiment à s’en sortir ? A retrouver un toit, une sociabilisassions ?

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Boulogne billancourt 25-06-2015 : Maraude Médicalisée de l'Ordre de Malte Photo : l'équipe médicale en maraude médicalisée

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Boulogne billancourt
25-06-2015 : Maraude Médicalisée de l’Ordre de Malte
Photo : l’équipe médicale en maraude médicalisée

C’est un monde extrêmement difficile ne soyons ni pessimiste ni optimiste, peut-être 10%… Ce n’est pas beaucoup. Lorsqu’on est au fond d’un gouffre il faut remonter les marches les unes après les autres. Pour te faire comprendre voici l’histoire vraie de Madame L.

Il y a au moins 15 ans, dans une ville X, près de la boutique Orange. C’était une personne à qui nous proposions des soins, de la nourriture… elle refusait tout. Elle était toujours allongée sous sa couverture, son matelas et nous ne savions même pas si elle était grande ou petite.  Un jour elle me dit qu’elle a mal au thorax. Je lui demande de monter dans l’ambulance pour se défaire afin que je puisse l’examiner. A force de persuasion elle accepte et nous avons tendu des draps par discrétion. Elle s’est légèrement dévêtue et j’ai vu un « magnifique » Zona Intercostal. C’est une infection virale, qui fait très mal. Je lui donne les médicaments adaptés à son zona. On lui offre aussi une soupe qu’elle accepte non pas pour son plaisir mais pour nous faire plaisir.

Je la revois la semaine suivante ou elle m’annonce être guérie : ses lésions avaient effectivement disparues. C’était miraculeux. Elle a accepté une soupe, toujours pour nous faire plaisir.
Les services sociaux la prennent en charge et la reloge dans un petit 2 pièces. On pensait que c’était un beau résultat. Et que si cela pouvait se faire pour tous les sans-abris se serait merveilleux.
Un jour elle a demandé à ce que nous passions la voir chez elle dans son petit appartement pour nous offrir un apéritif chaleureux. Nous y sommes allés. Elle ne dormait pas dans sa chambre, dans son lit mais par terre dans sa cuisine contre des sacs en plastique : on ne peut pas changer les habitudes. Sur une planche entre 2 tréteaux, elle avait préparé l’apéritif : une bouteille de vin blanc, de l’eau si on voulait couper le vin blanc, des verres et sur une assiette en plastique, du pain coupé en lamelle avec un kleenex par-dessus par propreté et hygiène, une véritable évolution par rapport à sa vie dans la rue. Elle nous sert l’apéritif et demande à voir le docteur, moi en l’occurrence.

Par discrétion et par réserve, nous allons dans la pièce d’à côté et je lui demande ce qui se passe.  Elle me demande un médicament pour dormir. Je lui demande si elle dort mal, mais elle me répond que Non ! elle veut le médicament pour dormir dé-fi-ni-ti-ve-ment. C’est-à-dire qu’elle voulait mourir. Extrêmement penné d’entendre cela je lui demande ce qu’il se passe. Et là elle m’a dit qu’elle a connu la pire des choses : la rue. Maintenant elle est dans le luxe, elle est bien et elle peut s’endormir définitivement. Conclusion de l’histoire : elle a regrimpé les marches trop vite. Il faut que les personnes de la rue remontent étape par étape progressivement pour qu’ils se reconstruisent c’est extrêmement important, mais il y a de ça 15 ans on ne le savait pas encore. Il n’y a pas encore de cours à la faculté pour apprendre la réinsertion et les soins des malades de la rue. C’est l’expérience qui nous l’apportent et là maintenant nous en avons tiré la leçon.

Nous travaillons avec des Centre d’hébergement qui permettent ce temps de reconstruction et d’accompagnement vers l’autonomie. L’Ordre de Malte a plusieurs structures de ce type. Nous travaillons en particulier avec la Péniche Le Fleuron Saint Jean à Paris qui accueille des gens venant de la rue qui vont avoir besoin de beaucoup de temps, et la Péniche le Fleuron Saint Michel à Asnières où le public accueilli est déjà dans des démarches d’insertion.

1er novembre : la trêve hivernale – Qu’est-ce qui se passe ?

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Boulogne billancourt 25-06-2015 : Maraude Médicalisée de l'Ordre de Malte Photo : Guy Lessieux devant une tente d'un SDF

©Gaël Dupret/MaxPPP France, Boulogne billancourt
25-06-2015 : Maraude Médicalisée de l’Ordre de Malte
Photo : Guy Lessieux devant une tente d’un SDF

Le gouvernement donne plus de moyens et ouvre des lieux d’accueil supplémentaires pour les SDF. Certes ça leur apporte un toit, ils sont mis à l’abri pour la durée de l’hiver, malheureusement ces lieux sont fermés le reste de l’année et ça pose problème. Et chaque année à partir d’avril, recommence le problème du manque de place.

Les médias n’en parlent pas mais l’été est plus dramatique que l’hiver. Malgré la mise en place de « plan canicule », la prise en charge des personnes SDF durant la belle saison est encore largement insuffisante. Lorsqu’il fait très chaud ils ne boivent pas de l’eau mais du vin de la bière ou des alcools fort, voire de l’eau de Cologne (à même dose d’alcool nous, nous serions morts) ce qui les déshydrate fortement. Le risque d’insolation est donc accru pour ce public, avec malheureusement parfois des conséquences dramatiques.

En 2016, il n’est vraiment pas normal que des gens se retrouvent sans solution d’hébergement, malgré leur demande ! C’est d’autant plus révoltant quand on sait que des structures adaptées existent, mais ne sont pas accessibles pour des raisons saisonnières…

De quoi l’Ordre de Malte a besoin pour changer la donne ?

Nous avons besoins de plus de bénévoles. Je suis à la recherche de médecins, d’infirmières, car bien que nous soyons une dizaine de médecins, parallèlement à la maraude médicale, nous créons des consultations dans les foyers, et actuellement je suis en train de créer une 9ème consultation hebdomadaire dans un foyer d’hébergement.

C’est extrêmement important de le développer : la plupart du temps, ils ne peuvent pas aller consulter ailleurs et très souvent ils oublient les rdv. Il est donc important qu’ils puissent consulter sur les lieux même qui les accueille au quotidien. Les foyers sont les accueils de jour ou nocturne. Par exemple au Fleuron Saint Jean nous consultons 3 fois par semaine. Ce sont des passagers qui arrivent à 18 h et qui repartent à 8h le lendemain matin. Y’a d’autres foyers ou les accueils et consultations se font dans la journée.

Régis de Nacfaire de Saint Paulet le Directeur Général de l’Ordre de Malte a annoncé en 2015 qu’il y aurait 8 structures en France d’ici 2020. Il vient de se créer une consultation médicale à Lille et cette année une maraude médicale va se faire à Annecy. Il y en a une prévue à Montpellier et une dans les Yvelines, les choses bougent.

Nous travaillons à l’acquisition d’une nouvelle ambulance pour les maraudes médicalisées du 92. Nous avons besoin de 55.000€ en fonds public et fonds privés. C’est la division du don et legs qui gère cette partie pour récolter les fonds ; il y a déjà plusieurs contacts dont la famille Bettencourt [L’Oréal NDLR].

Le mot de la fin

Les personnes SDF ne doivent pas être réduites à leur condition de personnes sans-abris. Ce sont des personnes courageuses qui nous peuvent nous apporter énormément si nous prenons le temps d’être à leur écoute.

En savoir plus :

Le site de l’Ordre de Malte
le site du Samu Social International
Le baromètre du 115 sur le site de la FNARS
Collectif Les Morts de la Rue